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Le travail se recompose. La technologie accélère, les compétences se déplacent, les organisations hésitent, souvent en retard de trois temps sur la dynamique réelle. Le rapport 2026 publié par Cornerstone ne décrit pas une tendance : il annonce une bascule. Elle concerne directement les Directions Formation, invitées à reprendre le contrôle sur un espace où l’IA redistribue les rôles et les responsabilités. Entretien sans détour avec Vincent Belliveau, Chief International Officer.
Pourquoi dites-vous que le tandem CHRO–CIO devient indispensable ?
Vincent Belliveau : Parce que la transformation n’est plus technique. L’IA touche le travail au cœur. Elle agit sur les compétences, les décisions, les processus. Elle ne peut pas être pilotée uniquement par la DSI, car elle modifie les rôles et les contributions. Et elle ne peut pas être pilotée uniquement par les RH, parce qu’elle dépend d’architectures, de données, de modèles qu’il faut comprendre pour éviter les dérives. Les entreprises qui avancent vite sont celles où le CHRO et le CIO assument ensemble ce terrain commun. Elles définissent qui fait quoi, comment l’IA intervient et où s’arrête sa responsabilité. Elles coordonnent formation, gouvernance, exécution. Les autres s’embourbent. L’IA ne pardonne pas les silos : elle amplifie immédiatement les incohérences internes ! Les Directions Formation seront centrales dans ce binôme, parce qu’elles comprennent la dynamique des compétences et qu’elles voient ce qui se passe réellement au poste de travail.
Votre rapport annonce la fin de la distinction entre compétences humaines et compétences techniques. Que faut-il comprendre ?
Vincent Belliveau : Que cette distinction ne sert plus à rien. Le travail moderne exige simultanément maîtrise technologique et capacité humaine de jugement. On ne peut plus isoler les deux. Un collaborateur doit savoir utiliser un environnement génératif, mais aussi expliquer son raisonnement, arbitrer une ambiguïté, interpréter une recommandation. Les deux dimensions sont productives. Une compétence relationnelle mal maîtrisée dégrade la performance autant qu’une compétence technique insuffisante. L’intelligence artificielle accélère ce mouvement. En 2026, la plupart des postes seront hybrides : techniques dans les outils, humains dans les décisions. Les Directions Formation devront repenser leurs référentiels. Former “à l’outil” puis “au comportement” n’a plus de sens. Il faut travailler la compétence au moment où elle s’exerce, dans une même chaîne de valeur. Ce n’est pas un raffinement théorique ; c’est ce qui conditionne la performance !
Vous parlez d’une workforce composite, mêlant salariés, experts externes et agents IA. Jusqu’où va cette transformation ?
Vincent Belliveau : Elle va très loin. Les organisations utilisent déjà plusieurs forces en parallèle : internes, externes, agents IA spécialisés. Cette hybridation est puissante. Une entreprise peut augmenter sa capacité d’exécution de 20 à 40 % à effectif constant si elle sait orchestrer cette combinaison. Mais cela suppose un niveau de maturité élevé. Les agents IA ne savent pas interpréter le contexte ni hiérarchiser une priorité. Ils savent produire, accélérer, repérer des écarts. Ce sont les humains qui donnent du sens. Si les collaborateurs ne sont pas formés, si la culture de discernement n’existe pas, l’IA devient un pilote automatique dangereux. Les Directions Formation devront créer les conditions du bon usage. Leur rôle ne sera plus de distribuer des compétences, mais d’assurer que l’organisation reste capable d’arbitrer. L’hybridation n’est pas un gadget. C’est un changement structurel du modèle productif.
Votre rapport insiste sur l’idée d’un apprentissage intégré dans le travail. Est-ce la fin de la formation traditionnelle ?
Vincent Belliveau : Ce n’est pas la fin, mais ce n’est plus le centre. L’apprentissage se déplace dans l’action. Les collaborateurs veulent comprendre un geste maintenant, corriger un écart maintenant, stabiliser une pratique maintenant. L’IA rend cette immédiateté possible. Elle observe, suggère, explique. Elle alimente la compétence au moment où elle s’exerce. Les contenus classiques restent utiles, mais ils ne suffisent plus à assurer la performance. Une entreprise qui dépend encore d’un catalogue ou d’un calendrier ne suivra pas le rythme de la workforce hybride. Le rôle des Directions Formation change profondément. Elles deviennent responsables des conditions d’apprentissage : disponibilité des données, pertinence des signaux, continuité des retours. Elles ne produisent plus un stock ; elles régulent un flux.
Vous évoquez des gains de productivité importants. Sont-ils réellement accessibles ?
Vincent Belliveau : Oui, mais sous conditions strictes. L’IA ne crée pas de valeur dans une organisation instable. Sans gouvernance de la donnée, sans transparence minimale des modèles, sans référentiels fiables, elle amplifie les dysfonctionnements. À l’inverse, dans les organisations structurées, elle accélère tout : montée en compétences, résolution de problèmes, prise de décision. Les Directions Formation auront un rôle déterminant dans cette trajectoire. Elles voient les usages réels, elles détectent les écarts, elles construisent les conditions. L’IA n’est pas une technologie supplémentaire dans l’écosystème. C’est un déplacement du centre de gravité du travail. Les entreprises qui l’auront compris avanceront vite. Les autres accumuleront de la complexité et perdront la main.
Michel Diaz
Étude complète
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